Conférence Art et mésologie

 

          Didier Rousseau-Navarre :  Avec le soutien du Conseil Régional de Champagne Ardenne

 

Exposé et  exposition de sculptures à l’EHESS le 13 décembre 2013 .

 

Titre : Art et mésologie

 

 

Plan :

                                                                       

L’œuvre d’art

Chez Martin Heidegger

Chez Henry Focillon

 

Postulat artistique

Une vocation Prométhéenne

L’élucidation

Compréhension de l’œuvre dans une formulation mésologique

 

Cheminement de ma recherche vers la mésologie

Le Clinamen

L’entéléchie

L’Umwelt

 

Pour résumer et poursuivre

Considérations sur mon travail, dans une formulation mésologique:

 

Références et bibliographie

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L’œuvre d’art

 

S’agissant de caractériser l’art, je souhaite introduire ma présentation par ce texte de:

Martin Heidegger.

 

« L’origine de l’œuvre d’art, c’est l’artiste. L’origine de l’artiste, c’est l’œuvre d’art. Aucun des deux n’est sans l’autre. Néanmoins, aucun des deux ne porte l’autre séparément. L’artiste et l’œuvre ne sont en eux-mêmes et en leur réciprocité que par un tiers qui pourrait bien être primordial : à savoir ce d’où artiste et œuvre d’art tiennent leur nom, l’art. » (1)

 

Dans cette analyse sur l’origine de l’œuvre d’art, je ressens l’intention d’identifier l’œuvre d’art comme(un sujet),  l’art comme (un prédicat),  l’artiste comme (Une réalité).   

(L’œuvre en tant qu’art  fait l’artiste),(L’artiste existe en tant que l’œuvre est d’art).

 

 Cela dit, à présent voici l’œuvre devant nous et nous nous interrogeons sur son sens.

 


 

Dans un opuscule que l historien d’art Henri Focillon (2) nous a légué, voici  un texte de référence dont l’acuité et la pertinence sont bien à propos. Il dit ceci :

 

« Les problèmes posés par l’interprétation de l’œuvre d’art se présentent sous l’aspect de contradictions presque obsédantes. L’œuvre d’art est une tentative vers l’unique, elle s’affirme comme un tout, comme un absolu, et, en même temps, elle appartient à un système de relations complexes.

Elle résulte d’une activité indépendante, elle traduit une rêverie supérieure et libre, mais on voit aussi converger en elle les énergies des civilisations. Enfin (pour respecter provisoirement les termes d’une opposition tout apparente) elle est matière et elle est esprit, elle est forme et elle est contenu. Les hommes qui s’emploient à la définir la qualifient selon les besoins de leur nature et la particularité de leurs recherches. Celui qui la fait, lorsqu’il s’arrête à la considérer, se place sur un autre plan que celui qui la commente et, s’il se sert des mêmes termes, c’est dans un autre sens. Celui qui en jouit avec profondeur et qui, peut-être, est le plus délicat et le plus sage, la chérit pour elle-même : il croit l’atteindre, la posséder essentiellement – et il l’enveloppe du réseau de ses propres songes. Elle plonge dans la mobilité du temps, et elle appartient à l’éternité. Elle est particulière, locale, individuelle, et elle est un témoin universel. Mais elle domine ses diverses acceptions et, servant à illustrer l’histoire, l’homme et le monde même, elle est créatrice de l’homme, créatrice du monde, et elle installe dans l’histoire un ordre qui ne se réduit à rien d’autre.

Ainsi s’accumule autour de l’œuvre d’art la végétation luxuriante dont la décorent ses interprètes, parfois au point de nous la dérober tout entière. Et pourtant son caractère est d’accueillir tous ces possibles. C’est peut-être qu’ils sont en elle, mêlés. C’est un aspect de sa vie immortelle et, s’il est permis de parler ainsi, c’est l’éternité de son présent, la preuve de son abondance humaine, de son inépuisable intérêt. Mais à force de faire servir l’œuvre d’art à des fins particulières, on la destitue de son antique dignité, on lui retire le privilège du miracle. Cette merveille, à la fois hors du temps et soumise au temps, est-ce un simple phénomène de l’activité des cultures, dans un chapitre d’histoire générale, ou bien un univers qui s’ajoute à l’univers, qui a ses lois, ses matières, son développement, une physique, une chimie, une biologie, et qui enfante une humanité à part ? Pour en poursuivre l’étude, il serait nécessaire de l’isoler provisoirement. Ainsi nous aurions chance d’apprendre à la voir, car elle est d’abord combinée pour la vue, l’espace est son domaine, non l’espace de l’activité commune, celui du stratège, celui du touriste, mais l’espace traité par une technique qui se définit comme matière et comme mouvement.

L’œuvre d’art est mesure de l’espace, elle est forme, et c’est ce qu’il faut d’abord considérer. Balzac écrit dans un de ses traités politiques : « Tout est forme, et la vie même est une forme. » Non seulement toute activité se laisse discerner et définir dans la mesure où elle prend forme, où elle inscrit sa courbe dans l’espace et le temps, mais encore la vie agit essentiellement comme créatrice de formes. La vie est forme, et la forme est le mode de la vie. Les rapports qui unissent les formes entre elles dans la nature ne sauraient être pure contingence, et ce que nous appelons la vie naturelle s’évalue comme un rapport nécessaire entre les formes sans lesquelles elle ne serait pas. De même pour l’art. Les relations formelles dans une œuvre et entre les œuvres constituent un ordre, une métaphore de l’univers. »

 

 

 


POSTULAT ARTISTIQUE.

 

 L’artiste a une vocation  « Prométhéenne », (3)  souvent il doit transgresser, provoquer, défoncer, mettre à jour, afin d’ accéder à l’essence des choses, pour donner à voir l’œuvre comme le repos de cette lutte.

De la même façon qu’il faut se dépouiller des artifices pour accéder à l’essence de soi,

Heidegger nous dit : (4) « La réalité de l’œuvre s’est définie à partir de ce qui, dans l’œuvre, est à l’œuvre, à partir de l’avènement de la vérité. Cet avènement, nous le pensons comme effectivité du combat entre monde et terre. Dans le foyer du combat mouvementé se déploie le repos. C’est là que prend fond l’immanence intime de l’œuvre »

 

L’œuvre d’art procède de ce mode d’élucidation.

Si l’artiste est un passant dans sa nature humaine, il est aussi et surtout un passeur, en cela qu’il a reçu, qu’il perçoit, et qu’il transmet.

Quel que soit son mode d’expression, une œuvre d’art suppose la manifestation d’un vouloir qui participe de ce projet d’élucidation consciente et objective du microcosme humain (celui de l’auteur), comme du macrocosme social et environnemental, en cela l’œuvre d’art est universelle.

 

C’est à partir de mon expérience empirique et sensuelle que j’ai entrepris une réflexion concernant l’intimité physique des éléments de la nature. L’œuvre philosophique et poétique de Gaston Bachelard m’a grandement accompagné dans cette démarche. Dans son ouvrage: « La terre et les rêveries du repos », je suis entré chez moi, lorsque qu’il cite Lucien Becker avec cette phrase:

« Personne ne sait si son corps est une plante que la terre a faite pour donner un nom au désir » j’ai acquis alors la certitude du cheminement que mon travail opérait ; qu’il me collait à la peau.

 

Le besoin d’éprouver physiquement les éléments me poussait comme une injonction :

Va te plonger nu dans le limon, sois une racine fouissant les profondeurs, éprouve la résistance de l’argile à tes assauts, apprends à la dompter, à la comprendre pour mieux la modeler.

A la rivière, entre dans l’eau bois-en, joues avec le flux du courant dans tes mains, sur ton corps.

Regarde les plantes respire-les, mange-les, roule-toi dedans. Regarde les arbres étreins-les, écoute-les vivre et vibrer au souffle de l’air, éprouve la texture des écorces. Regarde le ciel puis regarde la multitude de ce que tu viens de ressentir et jouis avec elle.

Ce mode d’accès à la connaissance du sensible, du vivant, du  monde, peut apparaître comme une confrontation hostile pour un urbain ; c’est pour moi une expérience fondamentale.

L’enseignant, peintre et pédagogue de l’art, Josef Albers au Bauhaus de Berlin entre 1923 et 1933 commençait son cours dans ce sens, il invitait ses étudiants à explorer toutes les propriétés physiques des matériaux qu’ils souhaitaient utiliser avant même de commencer à travailler.

En effet, comment sinon peut-on exprimer une émotion qu’on a pas éprouvée?

 

Cette leçon vaut aussi bien pour ce qu’on appelle « œuvres d’art » affublées de l’épithète « in-situ »

Le postulat in – situ ne renvoie souvent qu’à la seule préoccupation formelle de l’œuvre dans son environnement, en tant qu’objet, point focal, qui ne produit que son propre discours.

L’œuvre sacrifie ainsi, dans un acte de complaisance, à l’édifice esthétique, mais quid du milieu, de l’environnement, que révèle t’elle du monde? Sinon de superflu…

« Sous ce point de vue, il ne s’agit pas d’un art indépendant et libre mais d’un art asservi »(6) nous dit Hegel.


Une œuvre d’art in-situ devrait être imprégnée de la lisibilité du lieu dans lequel elle s’inscrit, comme un point de convergence qui convoque tous les sens, les savoirs, les émotions qui constituent et ouvrent un monde.

Être un artiste c’est d’abord appréhender la société des hommes et celle du vivant dans sa relation et son attachement au territoire, à son histoire, à sa culture… faire corps en s’imprégnant des émotions humaines, interroger, écouter, lire, partager, apprendre et comprendre comment le paysage qui nous environne et qui se constitue en écoumène est d’abord  façonné par l’histoire de la vie puis celle des hommes. Alors seulement, l’œuvre entre dans le site.

 

L’élucidation :

 

La  rêverie de l’intimité matérielle est un mode d’accès à ce qu’on ne voit pas. C’est une disposition naturelle depuis l’enfance que de chercher derrière le voilé, l’ostentatoire. 

C’est une disposition qui ne m’a jamais quitté et qui certainement s’exprime dans ma quête d’artiste. Donner à voir et à comprendre ce qui existe, ce qui est en train de disparaître ou a disparu et, que cependant, indissociablement liés, nous partageons nous autres humains avec l’ensemble des règnes du  vivant. Que ce soit dans une sculpture ou dans la création d’un jardin botanique,(7) c’est cette quête qui est le fil rouge.

En effet, donner à toucher « une sculpture », (réalité)  qu’on aurait pas-même imaginée comme étant une vérité du vivant, c’est pour moi une manière d’utiliser le sensible pour aborder une métaphysique qui  questionne  notre rapport à la nature.

A partir du bois des arbres, ce que mon travail révèle n’est pas le produit de mon imagination, c’est la réalité des formes et du matériau qui existent en deçà des capacités physiologiques de nos organes percepteurs, dans ce microcosme de la vie végétale que constituent les graines.

J’utilise pour cela des loupes et microscopes parce-que  l’œil et la main ne suffisent plus dans ce rapport à l’intime.

Appréhender  le vivant, à partir de la plus petite partie dont il procède, et le restituer au delà  de sa taille dans le matériau-même qu’il a fait advenir. Cela me permet  de révéler les évidentes  proximités d’expressions formelles et physiologiques entre les organismes vivants: humain, animal et végétal.

 C’est aussi un travail de réflexion sur la mémoire inscrite sur et sous l’écorce, mes sculptures qui évoquent cette perte et témoignent de l’existant. En ôtant de la matière, je révèle, j’ajoute du signe et du sens.

Je cherche en réalisant ce geste, à gratter le vernis de l’histoire qui a opacifié le magnifique tableau  de la nature primitive afin d’y retrouver la présence humaine, celle de notre origine. En effet, dés l’aube de notre histoire humaine, lorsqu’on a identifié, ressenti, partagé, éprouvé l’existence des multiples formes du vivant dans son intimité, fut-il humain, animal ou végétal, alors un lien intelligent s’est tissé qui garantit l’existence, l’être ensemble.

Au néolithique, En polissant la première hache de pierre, le premier artiste est né, la première œuvre d’art est née. Certes L’humanisation était avérée, mais elle s’est distinguée par ce geste émancipateur en passant de l’objet utile à l’objet agréable. Témoignage d’une pensée réfléchie, instituant une métaphore de la sensualité.

 

Peut – on dire que L’arbre de la mésologie est enraciné dans le même temps que celui qui fonde l’art en tant que pensée réfléchie ? Pour répondre nous devons questionner les fondements, le sens des rapports entre l’homme et son écoumène.

 


Cheminement de ma recherche vers la mésologie

Le Clinamen et l’entéléchie, deux principes anticipant une mésologie

Le Clinamen :

Dans la physique épicurienne, le clinamen est un écart, une déviation (littéralement une déclinaison) spontanée des atomes par rapport à leur chute verticale dans le vide, qui permet aux atomes de s’entrechoquer. Cette déviation est spatialement et temporellement indéterminée et aléatoire, elle permet d’expliquer l’existence des corps et la liberté humaine dans un cadre matérialiste.

Leucippe( 460 – 370 av. J.-C.) est à l’origine de cette théorie atomiste, il affirmait que les principes premiers de la réalité sont le plein, le vide et le mouvement. « Il estimait que toutes les choses sont illimitées et se transforment mutuellement les unes dans les autres, et que l’univers est à la fois vide et rempli de corps. » (Diogène Laërce, IX, 30)

On comprend dès lors que cette pensée radicale retire aux dieux leurs potentialités spirituelles, elle fait de l’âme une chose matérielle et rend les arrière-mondes impossibles. Les dieux, l’âme et les autres mondes deviennent de ce fait réalité perceptibles, concrètes.

les simulacres

Chez Leucippe L’agencement des atomes, forme toute chose de l’univers et produit des simulacres. Ces derniers sont en fait de petites particules en suspension dans le vide qui vont pénétrer dans l’être humain pour y apporter des informations. Les simulacres stimulent ainsi les cinq sens humains. La vérité se trouve donc uniquement dans les phénomènes.

D’après la tradition cette idée philosophique des simulacres serait liée à la contemplation du philosophe d’un rai de lumière faisant apparaître la poussière en suspension.

Revenant au clinamen; C’est dans le (De Rerum Natura) (8) son poème à Memmius, que Lucrèce, poète philosophe latin du I siècle av. J.-C. explique la déclinaison des atomes:

 « Il est encore un fait que nous désirons te faire connaître : dans la chute en ligne droite qui emportent les atomes à travers le vide, en vertu de leur poids propre, ceux-ci, à un moment indéterminé, en un endroit indéterminé, s’écartent tant soit peu de la verticale, juste assez pour qu’on puisse dire que leur mouvements se trouve modifié, sans cette déclinaison, tous comme des gouttes de pluie, tomberaient de haut en bas à travers les profondeurs du vide ; entre eux nulle collision n’aurait pu naître, nul choc se produire ; et jamais la nature n’eut rien créé. »

« Aussi je le répète encore, il faut que les atomes s’écartent un peu de la verticale ; mais à peine et le moins possible, que nous n’ayons pas l’air d’imaginer des mouvements obliques ; ce que réfuterait la réalité. »

« Enfin si toujours les mouvements sont solidaires, si toujours un mouvement nouveau naît d’un plus ancien suivant un ordre inflexible (A),

si par leur déclinaison les atomes ne prennent pas l’initiative d’un mouvement qui rompe les lois du destin pour empêcher la succession indéfinie des causes (B),

d’où vient cette liberté accordée sur terre à tout ce qui respire? » (C)  

(A) Cet énoncé exprime le fatalisme qui est une notion fondamentale du stoïcisme  la nature  est pensée ici comme « Natura naturata».

(B) Grâce à la déclinaison, les épicuriens « Pactes de la nature » rompent avec les « pactes du destin » de la physique et de la morale stoïciennes. Cf ; Lettre à Ménécée §134 : « Mieux vaudrait en effet suivre le mythe sur les dieux que de s’asservir au destin des physiciens »     Je pense comme l’auteur de cette note que  c’est une (Parole qui nous atteint de plein fouet à l’ère du « tout génétique »

(C) Animantibus, ceux qui ont une âme, les animés, c’est-à-dire ceux qui respirent. Anima a d’abord le sens d’air, le souffle, il est donc ici question de tous les animés, de tous les animaux, humains compris, (on peut y ajouter  les plantes dont on sait aujourd’hui qu’elles respirent.)

L’Entéléchie :

 

C’est l’essence de l’âme (au sens aristotélicien de principe vital) »), énergie agissante et efficace (par opposition à la matière inerte. Elle est cependant difficile à distinguer entre puissance et acte. Le penseur grec l’analyse dans sa forme immatérielle, elle serait la force (puissance active) présente dans la matière (puissance passive, qui attend l’acte), qui est la manifestation du travail de l’homme, pour surgir en devenant forme matérielle. La puissance est l’idée eidos qui attend qu’on la réalise, matérialise morphé.

 

L’entéléchie (9)  chez Johann Wolfgang Von Goethe (10)

Par la découverte de la métamorphose, Wolfgang Von Goethe introduit un changement radical. C’est désormais la pensée elle-même qui se plonge dans l’élément du devenir. Elle renonce à la fixité du concept parce qu’elle se sait assez forte pour éprouver, pour expérimenter le passage d’une forme à une autre. Elle pénètre alors dans le flux des forces formatrices qui constituent ce « corps de temps », propre à l’organisme vivant, auquel Rudolf Steiner devait donner plus tard le nom de corps éthérique.

 

La métamorphose des plantes :

Goethe a été l’un des premiers à remarquer la série des transformations des organes floraux et à leur appliquer le terme de métamorphose.

L’histoire a attribué à Goethe le mot de métamorphose, hors François-Vincent Raspail  révélait en 1840, dans « Nouveaux système de physiologie végétale et de botanique » (11) que ce mot de métamorphose est de Carl Von Linné lui-même, on le trouve dans Metamorphosis plantarum de 1759 et dans la Philosophia botanica de 1763. Cette dissertation intitulée De prolepsi plantarum (sur l’anticipation des plantes ) se réduit à signaler le passage de la feuille aux pétales, aux étamines, etc. mais sans entrer dans le mécanisme de cette opération intestine.

Goethe quant à lui, reprendra ces observations pour conduire son raisonnement avec l’intuition d’y trouver  le principe d’entéléchie dans ses travaux qu’il  publiera dans sa Métamorphose des plantes en  1790.

Dans un chapitre, intitulé (La raison est orientée vers le devenir), il écrit : 

 

« L’entéléchie fondée sur elle-même enclot un nombre de formes sensibles dont l’une doit être la première, une autre la dernière ; et l’une ne peut succéder à l’autre que selon un mode bien défini. L’unité idéelle émane une série d’organes perceptibles aux sens se succédant dans le temps et prenant place côte à côte dans l’espace et s’isole d’une façon bien définie dans la nature. Elle produit de par elle-même ses états. C’est pourquoi  pour comprendre ceux-ci, on ne peut que suivre les formes successives issues d’une unité idéelle ; ce qui signifie qu’un être organique ne peut être compris que dans son devenir, dans son évolution ».

 


Cette déclaration faite, il faudra attendre 144 ans pour trouver une suite à ces recherches avec le concept de :

L’Umwelt:

 

En 1934, le naturaliste et biologiste allemand Jacob Von Uexküll  publie (Mondes animaux et monde humain) qui a été réédité aujourd’hui sous le titre (Milieu animal et milieu humain). (12) Dans cet ouvrage il développe le concept d’Umwelt, selon lequel chaque espèce vivante a son univers propre, à quoi elle donne sens, et qui lui impose ses déterminations.

A la lecture des travaux de Uexküll  et son concept d’Umwelt, on trouve un éclairage sur le sens que Goethe donnait à son entéléchie. Même si 144 ans séparent ces deux publications, on peut concevoir une filiation sinon une inspiration Goethéenne dans les travaux de Uexküll.

 

Laurent van Eynde, dans son « Essai sur la ‘naturphilosophie’  de Goethe » (14) en donne le point de vue suivant : 

«  Par son mouvement et son comportement, l’animal lui-même forme son milieu, qui lui appartient dès lors intimement et au sein duquel il prend lieu. Le milieu exerce des influences sur l’animal, mais qui dépendent de son propre mouvement et ne font sens qu’à ce titre. Toutes les stimulations de l’extérieur sont provoquées par le mouvement de l’animal. En somme, l’action de l’animal conditionne l’action du milieu qui émerge comme une réponse, laquelle relance à son tour l’action animale. Le sens qui se noue à même la relation du milieu et du mouvement animal est l’Umwelt elle-même. De même, Goethe ne conçoit pas  que l’on puisse faire droit à l’organisme par une analyse de ses organes, de ses fonctions, etc. Seule la totalité de l’organisme-et non pas de la somme des parties ou des éléments qui le constituent- en définit le sens. L’ignorer c’est prétendre comprendre l’organisme hors son sens, le réduire à un composé physico-chimique et renoncer dés lors à l’intelligence du vivant. La conception holistique (13) qui conduit nécessairement à élargir la zone de vie bien au-delà des limites d’un corps étendu. Parce que le vivant en tant que totalité est toujours un corps de chair avant que de devenir, par le processus abstractif d’une science réductrice, un corps physique, il s’étend spontanément à son environnement. Le corps organique du vivant, en tant que totalité plus englobante de son Umwelt.  « Du point de vue biologique, il faut comprendre qu’entre l’organisme et l’environnement il y a le même rapport qu’entre les parties et le tout à l’intérieur de l’organisme lui-même. L’individualité du vivant ne cesse pas à ses frontières ectodermiques, pas plus qu’elles ne commencent à la cellule » Un rapport entre les organes du vivant et son environnement s’établit ainsi : le sens de l’organe s’inscrit dans une totalité qui est celle du milieu aussi bien que celle de l’individualité organique avec laquelle l’organe se développe. Goethe peut exprimer ainsi la logique des formes vivantes. Il inscrit cette entr’appartenance  du vivant et de son environnement dans une logique du tout et des parties qui conduit nécessairement à la question de la fonction. La fonction situe le vivant comme une partie dans le tout de son Umwelt. Ainsi la vie s’accomplit dans l’institution du milieu propre, c’est-à-dire dans l’établissement de valeurs qui déterminent la forme du milieu aussi bien que le devenir de la forme de l’organisme. L’organisme est activé ; en ce sens il devient dans l’institution même de son milieu et réalise ce qu’Aristote appelait son entéléchie. Goethe l’avait parfaitement compris qui explicitait ainsi la pensée grecque : Les grecs appelaient entéléchie une forme dont la fonction ne cesse jamais.


Pour résumer et poursuivre;

 

Ø  Le clinamen dans la physique épicurienne fonde notre libre-arbitre sur une théorie matérialiste et non métaphysique. C’est une liberté de la déclinaison d’atomes qui  influencent l’évolution, la transformation et la diversité du vivant.

Ø  L’entéléchie  est l’ essence de l’âme (au sens aristotélicien de principe vital)                         Avec Goethe elle devient une force agissante qui porte en soi sa propre finalité et qui régit la transformation des organes du vivant dans une métamorphose.

Ø  L’Umwelt selon Uexküll est un concept qui révèle comment les êtres qui respirent sont influencés et établissent une relation co-évolutive  avec leur milieu dans un (monde propre) à chaque organisme qui développe des actions « orientées vers un but » et des « comportements intentionnels ».

Ø  La mésologie, introduite par Augustin Berque, est ici le milieu (Umwelt,) qui n’est pas le donné environnemental objectif (Umgebung), mais les termes dans lesquels celui-ci existe pour un certain être (individu, société, espèce…). C’est la réalité du monde ambiant propre à cet être, et non à d’autres. Le milieu est donc singulier, tandis que l’environnement est universel. Augustin Berque introduit aussi le concept de trajection, entendu comme le processus qui produit l’état de médiance. C’est la saisie de l’Umgebung en tant qu’Umwelt ; autrement dit, c’est l’en-tant-que par lequel la Terre est saisie (par les sens, l’action, la pensée, la parole), à savoir en tant que monde.

 

Considérations sur mon travail, dans une formulation mésologique:

La multitude des êtres vivants qui partage l’espace de tous les territoires, respire et s’échange le même souffle, nous sommes tous inféodés à ce même élan vital. Cet ensemble constitue les milieux qui co-évoluent avec  l’humanité.

Lorsque j’utilise un morceau d’arbre, je considère qu’il contient encore une partie du souffle d’air partagé avec nous autres humains qui l’avons côtoyé. Ce souffle, sous forme de dioxyde de carbone est fixé dans sa matière par la photosynthèse.

La réalité de l’œuvre advenue dans l’ouvert de l’étant, se pose en tant que stelle objet comme sujet. Ce sujet pour moi est l’arbre en tant que réalité physique. Il est identifié par son nom latin, il est situé,(le code de géo localisation est gravé dans son bois pour le situer géographiquement).

Le sujet arbre est trajecté par une poïésis qui fait advenir la sculpture- graine dans une forme qui est propre à chaque espèce.

L’œuvre devient alors une déclinaison formelle de son sujet-même, et c’est une représentation organique de la réalité.

Elle résulte d’une fécondation poétique.

Le monde qu’elle fait advenir alors en convoquant, (dans sa stature) les éléments de cette poïetique et de cette poétique est : l’Umgebung en tant qu’Umwelt. Soit : r= S/P ; la réalité c’est le sujet S en tant que Prédicat P.

Augustin Berque que je cite ici pour étayer mon propos nous dit ceci:

 

« Les affaires de milieu supposent nécessairement l’interprétation de l’objet (S) (l’arbre) par un existant, (sculpture-graine). Ce rapport est analogue à celui entre sujet et prédicat en logique. La réalité des milieux réside justement dans ce rapport » (…) L’arbre qui a son(topos) signifié par la gravure du code de géo localisation représente aussi son milieu existentiel la terre.

« On voit que ce rapport ne peut pas être réduit à la logique du prédicat (où le prédicat « engloutit » son sujet), puisque la prédication de S en tant que P suppose nécessairement S. Dans la réalité, à la fois logiquement, ontologiquement et historiquement, S précède P, qui ne peut pas le subsumer.           

Cette réalité des milieux, qui ne se réduit ni à l’objet ni au sujet existentiel, ni au sujet logique ni à son prédicat, mais à leur relation, elle relève de ce « troisième et autre genre » (triton allo genos) que Platon, dans le Timée, reconnaît à la chôra – le milieu existentiel de l’être relatif (la genesis), qui de celui-ci est à la fois l’empreinte (ekmageion) et la matrice (mêtêr, tithênê). Ni subjective ni objective, mais allant et venant de l’un à l’autre pôle, elle est trajective. Ces deux pôles, le subjectif et l’objectif, sont des abstractions ; la réalité concrète, elle, est trajective. » (15)

 

Cette trajectivité des choses est plutôt un état, que le processus même de la trajection. Ce processus est nécessairement historique C’est ce processus qui est illustré dans La pensée paysagère et surtout dans Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident(16). Il fonctionne en deux phases qui sont distinctes logiquement, quoique indéfiniment concomitantes historiquement. D’un côté, le donné environnemental est saisi en tant que quelque chose, c’est-à-dire que S est assumé en tant que P. Comme dans la logique aristotélicienne, S est substantiel(17), et P ne l’est pas ; ce qui produit la réalité S/P, qui n’est ni proprement substance ni proprement relation, mais aussi est à la fois substantielle et relationnelle (comme on le verra plus bas, ce rapport logique relève du tétralemme) (18) Cependant, dans la deuxième phase, S/P est hypostasié (substantialisé) en tant que S’ par rapport à un prédicat ultérieur P’, qui le surprédique en (S/P)/P’ (c’est-à-dire S’/P’) ; et ainsi de suite.

 

Pour conclure, ce que je peux dire sur mon geste de création, c’est que d’une part, le milieu (Umwelt) où l’arbre à partagé son existence avec les autres êtres vivants est relaté symboliquement dans l’œuvre par le signe gravé du code de géo localisation. D’autre part, l’arbre est aussi le milieu où la sculpture est créée dans la forme éponyme de l’espèce (individu). Ce que la sculpture révèle alors dans sa vie propre, c’est la nature du matériau dont elle procède comme une élucidation biologique singulière. C’est alors qu’elle devient cet (en tant que) dont la trajectivité la rappelle à la terre (Umgebung).

Ainsi s’exprime le caractère mésologique de mes œuvres.

 

C’est dans le savant éclairage qu’apporte aujourd’hui la pensée d’Augustin Berque, que ma recherche a trouvé un ancrage philosophique qui nourrit ma réflexion et ma création artistique. Je souhaite ici témoigner de ma gratitude et le remercier vivement.

 


Références et bibliographie :

 

 1.  Martin Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art. p.13. in (Chemins qui ne mènent nulle part). Éditions Gallimard. 1962.

 

 2. Henri Focillon, Vie des formes, PUF, 1970.p.1.

 

 3. Prométhée dont le nom signifie « le Prévoyant », est un Titan. Il est surtout connu pour avoir créé les hommes à partir de restes de boue transformés en roches, ainsi que pour le vol du « savoir divin » (le feu sacré de l’Olympe) qu’il a caché dans une tige et qu’il rendit aux humains

 

4. Martin Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art. Chap. La vérité et l’art. p.63, 64. in Chemins qui ne mènent nulle part. Éditions Gallimard. 1962.

 

 5. Gaston Bachelard, Op.cit, in la terre et les rêveries du repos. P.290. librairie José Corti.1980

 

 6. Hegel. Esthétique. Poche. Tome 1. p57

 

7. Il s’agit du Jardin botanique de Marnay sur Seine, dans l’Aube en Champagne.

 

8.Lucrèce. De Rerum Natura. 2009 éditions Les belles lettres

 

9.Entéléchie.  Wikipédia.(Emprunté au bas latin latin entelechia, du grec entelekheia)

·          (« essence de l’âme (au sens aristotélicien de principe vital) »), lui-même issu du grec ancien ντελέχεια, « énergie agissante et efficace (par opposition à la matière inerte) » ou pour traduire Entéléchie signifie donc littéralement : « fait de se tenir dans ses limites » ou « action de conserver ce qu’on possède »

(Philosophie) Réalisation de ce qui était en puissance, par laquelle l’être trouve sa perfection (tradition aristotélicienne). L’âme est l’entéléchie première d’un corps naturel doué d’organes et ayant la vie en puissance. (Aristote, De l’âme, II, I, § 5)

  •  « Chez Leibniz, le concept d’entéléchie qualifie « toutes les substances simples ou monades créées » en tant qu’elles sont la source de leurs actions internes et qu’elles se suffisent à elles-mêmes (Mon.18)1 » On pourrait donner le nom d’Entéléchies à toutes les substances simples, ou Monades créées, car elles ont en elles une certaine perfection (échousito entelés), il y a une suffisance (autarkeia) qui les rend sources de leurs actions internes et pour ainsi dire des Automates incorporels. (Leibniz, Monadologie, § 18)

10. Johan Wolfgang Von Goethe17491832, La métamorphose des plantes. Édit, Triades, 1975

 

 11. François -Vincent Raspail Nouveaux système de physiologie végétale et de botanique édité par la Société des sciences encyclographiques des sciences médicales1840

 

 12. Jacob Von Uexküll.  Milieu animal et milieu humain, édit, Rivages, 2010;

 

Holisme: (du grec ancien holos signifiant « la totalité, l’entier »)Holisme ontologique : (c’est le tout qui donne sens et valeur à ses parties par la fonction que celles-ci jouent en son sein).

 

14. Laurent van Eynde  (La libre raison du phénomène: essai sur la « naturphilosophie » de Goethe. Paris : J. Vrin, 1998)

 

15. Augustin Berque. Mésologiques, de milieu en art, Conférence au CAMAC 22 août 2013.  www.mesologiques.fr

Autres ouvrages consultés de Augustin Berque:

  • Médiance, de milieux en paysages, Paris, Belin/Reclus, 2000 (1ère éd. 1990), 161 p.
  • Ecoumène, introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, 271 p
  •  

16. Paris, Le Félin, 2010.

 

17. C’est l’ousia (la substance), qui dans la relation S/P est en position de sujet (hupokeimenon, « ce qui gît dessous »). La substantialisation (hupostasis, le « se-tenir-dessous ») fait une ousia de ce qui est en position de sujet. Dans l’histoire de la pensée européenne, le rapport entre sujet et prédicat du point de vue logique est homologue au rapport entre substance et accident du point de vue métaphysique.

 

18. Soit la suite des quatre lemmes 1. A (assertion) ; 2. non-A (négation) ; 3. ni A ni non-A (binégation) ; 4. à la fois A et non-A (bi-assertion). V. sur ce thème YAMAUCHI Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974.

 

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