Septembre 2022
Ma relation intime avec Gustave Flaubert
1980 – J’avais 23 ans quand j’ai réalisé mon premier portrait sculpté. C’était un buste de Gustave Flaubert en porcelaine à l’occasion du 100 -ème anniversaire de sa mort.
J’avais à ma disposition seulement deux photographies de caricatures. C’était une initiative personnelle inspirée par le travail de Siméon Kass, journaliste et correspondant du journal Libération Champagne à Villenauxe-la-Grande qui avait écrit une série d’articles très bien documentés.
L’histoire de cet écrivain liée à mon territoire me passionnait et j’appris alors qu’il était venu souvent, non seulement à Nogent-sur-Seine chez son oncle Parain mais aussi à Villenauxe, pour rendre visite à son amie Edma Roger Des Genettes. La maison de cette dame était devenue une maison curiale et je la connaissais pour y avoir, dans l’enfance, suivi des cours de catéchisme.
Dès lors Gustave m’était devenu familier, non seulement par la lecture de son œuvre romanesque mais aussi parce qu’il a foulé de ses pas des lieux que je connais physiquement. J’étais devenu, comme dans l’Éducation sentimentale, Charles Deslauriers venant de Villenauxe, l’ami de Frédéric Moreau alias Gustave Flaubert mais aussi le sculpteur autorisé de familiarités, de connivences avec l’auteur.
Deux bustes existent encore de cette création, l’un acheté par ma bonne amie Madeleine Chassiau avec qui j’étudiais non seulement l’Espéranto mais aussi la littérature et l’autre par le cinéaste Marcel Hanoun, tous deux défunts.
41 ans plus tard ;
Le 21 janvier 2021 l’Association Connaissance Sauvegarde et Valorisation des Patrimoines du Nogentais (CSVPN) me contacte pour me demander si je serais d’accord pour réaliser un buste de Gustave Flaubert. Cette demande a déclenché en moi un enthousiasme immédiat, et ce n’était pas tant l’idée de réaliser une commande qui m’enthousiasmais que la joie de retrouver Gustave et d’avoir une nouvelle aventure émotionnelle avec lui.
Je savais que ça ne serait pas une commande ordinaire parce que Je me sentais appelé non seulement en tant qu’artiste dans la légitimité de réaliser cette œuvre, mais surtout en tant que familier de Gustave. Je n’ai pas attendu de finaliser les détails du contrat ni d’avoir reçu les devis pour les différents intervenants que je m’étais mis à travailler aussitôt à la réalisation d’études en terre.
Quatre mois plus tard j’ai reçu à l’atelier un groupe de l’association commanditaire afin d’orienter mon travail en fonction de leur attente. J’avais réalisé une quinzaine d’études et j’en ai montré 10.
Il y avait une étude de Flaubert stylisée résolument contemporaine destinée à montrer la possibilité d’une œuvre interactive où le public peut faire partie de l’œuvre en faisant un selfie, il était réduit à une moitié de visage avec l’œil, le nez, la moustache et le nœud papillon. Les autres propositions étaient plus classiques dans des postures et des intentions différentes, tantôt avec les bras et les mains occupées à tenir un drap ou une plume sur le papier ou dans le célèbre encrier- grenouille ; tantôt sans bras la tête chauve ou le cheveu hirsute et aussi le buste classique avec tous les attributs de sa classe sociale bien mis et posé.
Le public était hésitant mais j’entendais les remarques et les souhaits des uns et des autres et cela me renseignait sur les attentes communes qui pouvaient faire consensus.
La taille grandeur nature qui avait été envisagée au départ du projet a été débattue à ce moment-là et il a été décidé de réaliser une œuvre plus grande que le projet initial, soit un véritable monument plutôt qu’une œuvre intimiste.
J’ai donc entrepris de réaliser d’abord la tête dans sa taille définitive ce qui a occasionné une nouvelle visite d’atelier où l’accord pour la taille a été entériné, ainsi que la posture d’un buste de forme classique. J’ai gardé la liberté de réaliser une œuvre personnelle. Lorsque tout le monde est parti, je me suis dit : ça y est ! « Tu dois réaliser le buste monumental d’un personnage monumental et écrivain monumental, voici la tâche et tu as 1 an et demi pour rendre ta copie ! »
J’ai repensé alors le projet comme une sculpture qui pouvait raconter une histoire plutôt qu’un éloge académique classique. Pour nourrir mon travail j’ai repris la lecture de l’œuvre romanesque puis la correspondance de Gustave. Mon atelier est devenu alors un cabinet d’artiste psychanalyste avec pour seul patient Flaubert lui-même que j’ai invité souvent en prosopopée pour échanger avec lui ma vision de sa posture sociale, affective, sentimentale. Il a dû se livrer intimement mais des querelles ont vite éclaté dans le huis clos de d’atelier. D’abord quand je l’ai enveloppé d’un voile pour évoquer le Zaïmph, ce voile sacré de Tanit qui rend invisible dans son roman Salammbô, l’idée de voile pour mieux dévoiler la personnalité de l’écrivain et la richesse de foisonnement des références historiques, la théâtralisation de la forme pour évoquer le fonds ! Non ! me disait-il je ne veux pas de cette mièvrerie et j’ai toujours détesté me faire portraiturer, je veux du viril !
Soit lui ai-je répondu, tu seras viril et fort en apparence mais je montrerai tes fragilités, celles qui rebutaient la société de ton temps, parce que c’est cela qui te rendra humain et accessible à mes contemporains !
Gustave avait de toute façon une image sans complaisance de sa personne, tant physiquement que socialement. Il en parlait volontiers dans sa correspondance avec ses intimes en utilisant par métaphores des noms d’animaux les moins flatteurs en se décrivant comme un ours, une baleine, un chameau, un bœuf, un paresseux, une huître etc…
C’est ce Flaubert là que j’ai modelé, un Flaubert de façade, bourgeois dandy, écrivain reconnu et un Gustave de dos avec ce bestiaire estompé, caché, un Gustave pétrit de ses désirs libidineux et de fantomatiques blessures dans le corps. Bien sûr cela n’est pas visible d’emblée, pourtant dix-huit bestioles cohabitent dans le dos du personnage. Tout ce qu’on peut dire de vous, dans votre dos, Flaubert s’en moque même si vous le publiez sur Facebook, Instagram où Tik Tok. Cela me tenait à cœur de montrer qu’il a pu critiquer la société de son temps sans complaisance et se l’appliquer à lui-même. Flaubert était un personnage qui cachait une personne qu’on appelait Gustave.
Il a bien fallu s’arrêter à un moment, certes les artistes ont la liberté de décider quand ils souhaitent accoucher de leurs bébés cependant c’est souvent un déchirement.
Nombre de visiteurs ont vu le buste original en terre à l’atelier et ont été saisis par la force, la justesse et la singularité de cette œuvre. Cela m’a conforté dans le sentiment d’aboutissement. Il était temps de passer à la suite.
Le passage de l’original en terre à sa copie en plâtre
Un moulage de l’original en terre m’a permis d’obtenir un exemplaire en plâtre. Ce plâtre retouché est transportable et il est destiné à conserver une copie qui servira de modèle pour les retouches tout au long du processus de fabrication jusqu’au bronze final.
Le 18 mai 2022, Essai de mise en place.
Ce buste grandeur réelle a permis de faire des essais sur place pour déterminer son positionnement et la taille du socle à prévoir dans le petit jardin au bout de la rue de l’étape au vin, à l’angle de la rue Saint Époing. Avec un petit groupe de personnes de l’association nous avons pu nous rendre compte de la réalité de cette œuvre en place et nous projeter sur la perception qu’en auront les passants.
Le 25 mai Livraison du moule et de l’exemplaire en plâtre à la fonderie Susse
Le 19 juillet à la fonderie Susse :
Je découvre ma sculpture en cire Il fait très chaud à l’extérieur, dans l’atelier la clim tourne doucement pour que le flux d’air ne fasse pas trop vaciller la flamme du réchaud qui doit faire fondre la cire dans la casserole.
Je suis devant mon Flaubert comme devant un patient qu’on prépare pour une grande opération. Dans cette étape je peux contrôler la présence et la pertinence de mes intentions. Cette opération de retouche de la cire consiste dans l’effacement des traces de coutures que laissent les jonctions des différentes parties du moule et aussi le bouchage d’éventuels petits accidents, de bulles, de manques. Il est encore temps d’accentuer un creux ici, de lisser, d’effacer ou de créer des effets de matière en utilisant un fer chaud qui permet de fondre la cire en utilisant le doigt trempé dans l’essence pour adoucir une griffure, une courbe.
La cire c’est le dernier état de l’œuvre modelé, dernier moment de liberté où les contraintes sont encore faciles à gérer, juste avant la transformation en bronze.
J’ai ainsi pu m’assurer que le modelé gardait sa force et sa nervosité malgré les grands aplats, que les contrastes de traitements étaient bien visibles de loin pour que la lumière les souligne, les accentue dans l’esprit impressionniste, c’est ce que j’avais voulu et pensé comme cohérent avec l’époque de l’Éducation sentimentale.
A ma suite les praticiens de la fonderie ont réalisé les opérations pour préparer la cire pour la fonte en bronze. D’abord en plaçant des évents en cire, sorte de réseau de veines et artères en cire soudées entre elles au modèle pour permettre la circulation et l’échappement homogène des gaz vers l’extérieur lors de la coulée du Bronze. Puis on applique sur le modèle de la terre réfractaire très fine qui épouse la géographie de la surface dans les moindres détails puisque même une empreinte digitale sera visible. Puis par-dessus on procède à la réalisation du moule de potée suffisamment épais et solide pour soutenir et éviter les fuites ou déformations éventuelles de métal. On met l’ensemble à sécher en chauffant à basse température pour fondre la cire puis on cuit ce moule afin qu’il se solidifie et durcisse. Le moule est encore chaud lorsqu’on verse dedans le bronze fondu à plus de 1000°. Ensuite on laisse refroidir la masse plusieurs jours pour une œuvre aussi monumentale.
Lorsque le moule est refroidi il faut le casser pour dégager l’œuvre de la masse de terre cuite, c’est le décochage. L’œuvre dégagée il faut couper tous les évents encore attachés au métal, la nettoyer pour ôter toute trace de terre puis vient le moment de la ciselure qui consiste dans l’ébarbage le ponçage et l’effacement de quelques défauts pour lesquels le repentir est encore possible sous ma conduite.
Voici que la sculpture en bronze brut et doré est prête pour la patine, cette étape a fait l’objet de discussions sur place avec les gens de la fonderie qui m’ont convaincu de préférer le marron en grade sombre et transparences, avec des glacis qui permettent à la lumière de flirter avec le modelé impressionniste.
17 octobre je suis invité à vérifier le travail de patine achevé. Je suis ému, Le résultat est beau, les gens de la fonderie sont fiers de cette œuvre, leur enthousiasme me pénètre alors, mais l’œuvre est terminée et cela me laisse dans un état de frustration parce qu’elle s’émancipe de ma relation avec Flaubert, je perds mon objet transitionnel, elle vit désormais sa vie sans mes mains, elle me prive de notre intimité pour gagner sa notoriété et sa place dans le monde, c’est ainsi.
Le buste sera fixé sur un socle carré en pierre dite de Semond. Gustave Flaubert retrouve enfin le jardin de la maison de l’oncle Parain, le regard bienveillant au-dessus des contingences humaines.
Puisse cette œuvre inviter les passants à la curiosité littéraire, à l’histoire et participer à l’enrichissement artistique du Nogentais.
31 janvier 2023
Quelle magnifique aventure Didier, merci de nous partager tout ce qui a contribué à sa conception et à son élaboration dans le détail et aussi l’aventure de la fonte… très interessant, bravos, bravos !